Le pont du diable

Publié le par GALET

croix

 

Il existe, entre les communes de Lannilis et Plouguerneau, un passage de pierres sur l’Aber, connu sous le nom de « Pont du Diable ».

C’est un endroit peuplé de légendes, entre mer et forêt, champs et talus ; le bleu-vert de l’eau lisse indéfiniment les longues algues brunes accrochées aux arches enfouies, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, au rythme des marées ; la variance du ciel breton glisse ses ombres et  sa lumière sur le feuillage dense de la futaie. Le petit chemin de randonnée, qui traverse les lieux et se hisse sur les berges, joue le mystère en s’enfonçant dans les bois.

 

Un tel lieu force l’imaginaire, et s’y trouver seul à la tombée de la nuit ou avant le lever du jour peut éveiller les fantasmes qui hantent les recoins de notre imagination. Ainsi ce gué minéral serait l’œuvre du Malin ? Mais pourquoi ? On l’imagine plus vandalisant que bâtissant… S’il l’a fait, c’est, bien sûr, qu’il y a trouvé son avantage, et je pense savoir lequel.

 

Il y a des jours et des lunes, lorsque l’eau séparait très nettement deux villages naissants à l’histoire balbutiante, Iwen le blond vivait dans la communauté de la rive droite en allant vers le large, et Moera la brune dans celle de gauche.

De même que ceux de leur clan, ces deux-là ne se connaissaient pas, ne commerçaient pas, ne se visitaient pas en terres respectives. Chaque village vivait tourné vers l’intérieur de son propre territoire, sans animosité et sans plus de sympathie pour ceux de l’autre bord. C’était ainsi depuis toujours et pour toujours.

Seuls des pêcheurs venus du « Grand Bord » pour jeter leurs filets, poser des nasses ou ramasser des coquillages, amener des poissons qui ne frayaient pas dans ces parages, connaissaient les uns et les autres pour leur vendre leurs produits. Ils savaient qu’Iwen rêvait de partir avec eux, de laisser l’araire au creux d’un sillon, de dégager ses sabots de la terre glaiseuse. Ils appréciaient le sourire avenant et le doux regard teinté de malice de Moera qui proposait ses paniers de noisetier le dimanche, à la sortie de la messe. Ils étaient si finement tressés qu’ils en ramenaient à leur femme ou à leur promise.

Petit à petit, les membres de l’un et l’autre groupe captaient des bribes d’informations sur le savoir-faire, les mérites, les habitudes, le caractère de tel ou telle. Et Iwen avait même fait venir, par l’intermédiaire de ses confidents, une panière fabriquée par cette fille qui semblait tant belle que bonne. Sa mère s’en servait pour ramasser les pommes tombées derrière la haie, et parfois, le soir, il s’asseyait près de l’âtre et ôtait les brins d’herbe d'entre les mailles rousses et caressait de la main le bois encore tendre en essayant d’imaginer un visage. Belle et bonne, elle ressemblait sûrement à la Dame en bleu, aux paupières baissées, qui sourit tendrement au Jésus qu’elle berce dans la pénombre de la chapelle.

Il prit alors l’habitude de descendre le sentier jusqu’au bord de l’aber et de scruter l’autre côté. Mais seules les mouettes patrouillaient dans la vase et la pierraille, plus nombreuses lorsqu’une barque passait avec sa collecte.

Il ne savait pas que là-bas, Moera avait aussi entendu parler d'un homme perdu pour la terre, à la tête habitée par le vent. Elle ne comprenait pas cela. Elle avait toujours pensé que la mer  était une sorcière, une tueuse enjôleuse qui envoie de grands vents de tempête salés, loin dans l'intérieur. Comment pouvait-on choisir de mourir ? Plus elle s'interrogeait, plus lui venait l'envie de voir à quoi ressemblait ce fou, cet inconscient. Et elle aussi se rendit au bord de l'eau.

Bien sûr, ils ne se voyaient pas, car Iwen ne descendait que le soir, après les travaux de la ferme, et Moera venait le matin, sous le prétexte de trouver d'autres tiges pour varier ses vanneries. Elle vint même un jour de pluie, griset brumeux, un léger châle de coton blanc sur la tête pour protéger sa coiffe. Bientôt l'orage se mit à gronder sur l'onde qui noircissait, et les gouttes plus serrées et plus lourdes la forcèrent à battre en retraite. Alors qu'elle atteignait le sentier, un coup de vent plus fort lui arracha son voile pour l'accrocher aux épines, tandis que le tonnerre enflait la voix et qu'un éclair faisait jaillir une gerbe d'étincelles d'un gros bloc de granit. Sans prendre le temps de récupérer l'étoffe, elle ôta ses sabots et se mit à courir.  

La colère du ciel fut de courte durée, et Iwen put descendre vers l'aber. Son regard fut immédiatement attiré par un frissonnement blanc dans les fourrés d'en face. Mettant sa main en visière sur ses sourcils, il aiguisa son regard jusqu'à distinguer l'étoffe qui, il n'en douta pas un instant, appartenait à celle qui hantait ses pensées. Il lui fallait cette preuve de son passage, il voulait sentir son odeur, imaginer la chaleur de son corps pour la connaître un peu plus encore.

Mais comment traverser ? Même au plus bas de l'eau, ses pieds nus glissaient sur les pierres polies par les marées, engluées de vert. Et, bien sûr, il ne savait pas nager. Personne autour de lui ne le savait du reste.

Alors germa dans son esprit le projet fou de construire un passage. Pas un pont, comme il en connaissait sur les rivières dolentes de l'intérieur, mais peut-être quelques roches plates qui lui permettraient, en quelques sauts, d'aller en face. Il lui faudrait un peu de temps, mais maintenant il savait que c'était cela le plus important.

Il regarda autour de lui. Ce n'était que blocs trop lourds...Et puis il sut. Avant de rentrer chez lui, il fit une grosse brassée de genêts qu'il posa juste à la limite de montée de l'eau, en face du frisson blanc. ELLE comprendrait.

À la veillée, il trouva les mots pour convaincre sa mère de le  laisser nettoyer la parcelle ingrate, tout là-bas en bas, trop loin du village. Il le ferait en plus de son labeur quotidien. Elle ne chercha pas à savoir pourquoi. Son haussement d'épaule valait acquiescement.

Jamais Iwen n'avait mis tant de cœur à l'ouvrage, et jamais il ne l'avait fait aussi bien et aussi vite. C'est qu'il  lui fallait grappiller du temps pour son projet. Il laissait le bœuf se reposer pendant qu'il nettoyait et rangeait ses outils, faisait quelques menus travaux, puis il  l'emmenait vers la rive, attelé au grand traîneau de bois sur lequel il empilait les pierres arrachées au pré à grands coups d'épieu rageur. Il  déversait ensuite le produit de ses efforts dans l'eau, désespéré de ne plus rien voir à marée haute.

 

Il s'acharna jour après jour. Moera, qui venait désormais le matin, dès l'aube, depuis qu'elle avait repris son châle aux épines, constatait ses progrès. Pour autant qu'elle le pouvait, elle aussi, de son côté, immergeait de grosses pierres. Ils ne s'étaient encore jamais vus, mais cette œuvre commune les soudait tout aussi sûrement que la plus vieille des amitiés.

 

pierres

 

Jusqu'à ce dimanche de Pâques où, après avoir accompli les besognes indispensables du jour, ils étaient partis pour la messe et s'étaient éclipsés de la procession pour aller œuvrer à leur construction. Iwen avait enlevé chemise et gilet brodé. Le pantalon roulé sur les cuisses, il entrait dans l'eau, les bras chargés.

Elle le vit, vigoureux, le torse trempé de sueur, ses cheveux d'or soulevés par la légère brise qui accompagnait la montée de l'eau. Elle le trouva encore plus beau que dans son imagination. Elle l'aima puisqu'elle l'aimait déjà.

Il la regarda, si menue et si droite dans sa large jupe de drap, la taille si fine qu'elle semblait plantée dans les plis soyeux de son tablier de fête. Il aima la mèche folle, échappée du chignon sage sous le bonnet, qui, par instant, caressait ses lèvres ; il l'aima puisqu'il l'aimait déjà.

 

Ils se sourirent, déchaussèrent leurs sabots et firent ensemble le premier pas sur leur passage. Ils avançaient prudemment, elle surtout, dont l'ouvrage était fragile. Les algues essayaient vainement de s'enrouler à leurs chevilles pour les retenir. Ils marchaient les yeux dans les yeux et continuaient à sourire.

 

Soudain Iwen vit Moera chanceler, battre l'air l'espace d'une seconde, comme une colombe effrayée, et tomber à l'eau. Il s'y jeta sans réfléchir, il était si près d'elle, prêt à toucher ses doigts. Dans le bond qu'il fit, il réussit à prendre sa main, mais déjà le flot enflait, tourbillonnait, les roulait avant qu’ils ne retrouvent leur souffle...

 

Au matin, sur la côte, les pêcheurs trouvèrent deux corps enlacés, comme endormis. Les femmes lavèrent les visages, lissèrent les cheveux, doucement, sans les séparer. Les hommes les placèrent dans une charrette, sur de vieux sacs très doux, pour les ramener à leurs familles. Mais de quel côté ?

Alors deux partirent en avant, annoncer la triste nouvelle. Déjà les deux villages avaient cherché en vain dans la lande, et puis étaient descendus vers l'aber. Chacun avait trouvé les sabots sur sa berge et compris le drame. Tous s'étaient signés et avaient entonné en chœur un Ave Maria pour accompagner l'âme des disparus. Puis ils distinguèrent l'ouvrage, sous l'eau, et il s'en trouva pour dire qu'il y avait là œuvre du Malin, et qu'à coup sûr, ces deux-là qui n'avaient point assisté à la messe, étaient de mèche avec lui.

Ils revinrent dans leurs villages en même temps que la nouvelle de la macabre découverte se répandait, et de chaque côté le curé se hâta au-devant du convoi en remontant sa soutane rapiécée. Les deux tombèrent d'accord pour dire que ce serait péché de faire reposer Iwen et Moera en terre consacrée.

Alors les pêcheurs firent demi-tour, ramenèrent les corps chez eux. Ils enterrèrent ensemble, face à l'océan, celui qui rêvait de la mer et celle qui chantait en tressant ses paniers. Sur le sable doux qui les couvrait, ils posèrent une corbeille où chacun vint déposer un coquillage.

 

Peut-être que, ce jour-là, le diable se félicita d'avoir gagné deux âmes sans se déranger. Là-bas, au fond de l'aber, un lieu avait gagné un nom. Longtemps les gens continuèrent à faire un large détour pour aller d'un bord à l'autre.

 

Et puis les superstitions deviennent des légendes, les légendes des histoires qu'on arrange, les lieux perdent de leur pouvoir mais gardent leur mystère, la mer continue de creuser la terre en allant et venant. La chaussée d'Iwen et Moera a été attribuée à d'autres. Une autre légende se raconte. Laquelle est vraie ? Allez savoir...

 

pont

Publié dans L'atelier

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Q
Je l'ai relu avec autant de plaisir... :)<br /> Tu devrais faire le ménage plus souvent.<br /> <br /> Merveilleux moment !
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G
<br /> <br /> Iwen a vraiment fait du bon boulot, je suis fière de lui ! Mais je n'ai pas tenté la traversée, hier soir : l'eau n'était pas assez basse et les pierres glissantes. Aux grandes marées (celle<br /> d'hier n'était pas mal !), la croix disparaît sous l'eau !<br /> <br /> <br /> <br />
F
Des ponts du diable, il y en a beaucoup, un peu partout et à chacun d'eux correspond au moins un conte.<br /> Merci pour tes histoires.<br /> Bonne fin de journée et à bientôt.
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G
<br /> <br /> Merci d'avoir franchi celui-ci pour venir me lire ! A bientôt peut-être.<br /> <br /> <br /> <br />
V
Bizarre, je ne vois pas le com que j'ai écrit ces derniers jours.<br /> J'aime bien les contes et légendes. Ils témoignent de l'imagination populaire....Des messages aussi ...Bises VITA
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G
<br /> <br /> Je n'ai rien effacé, je le jure ! Encore un coup du diable ? Ma légende en vaut bien une autre, non ? Merci d'être repassée, Vita ; il n'y a pas souvent de nouveauté ici...<br /> <br /> <br /> <br />
E
Bonsoir Galet. Je me suis régalée en lisant ta légende et imaginant très bien les deux beaux jeunes gens. J'adore ton expression "Il l'aima puisqu'il l'aimait déjà". Bonne soirée,<br /> Brigitte
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G
<br /> <br /> Merci beaucoup ! J'ai été longue à finir ce texte court, je n'arrivais pas à en imaginer la fin !<br /> <br /> <br /> <br />
L
Qui sait ?
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