Les vertes années
Il est, dans ma mémoire, une parenthèse verte, une coulée d’herbes vives, où la terre, à l’ombre des grands arbres, se cache du soleil.
Une eau pure la traverse, à peine assez profonde pour rafraîchir la main, jusqu’au poignet, pour faire miroiter quelque caillou blanc surpris par le brusque jeu de lumières que fait l’oiseau en écartant les branches.
Ce havre de paix a ses défenses douces : l’ortie à la feuille duveteuse, la racine insidieuse qui se pare de mousse, le lierre qui tend son piège en travers du chemin. Il a aussi ses mystères : des libellules bleues qui dansent comme des elfes un ballet syncopé, des sons étouffés de craquements, bruissements, frôlements.
Gare à qui s’y égare, se perd en rêverie, s’enivre de son humus. Le végétal guette, entoure, ensorcèle. La nature tout entière tend ses rets à l’esprit vagabond, le regard s’emprisonne dans le piège de soie de l’araignée, l’âme revient à la terre pour y reprendre vie.
Il est dans ma mémoire un écrin de bonheur aux confins d’un jardin trop beau, trop ordonné, trop dessiné.
Il est dans ma mémoire un paradis perdu, comme un regret d’enfance.
Bien des années plus tard, alourdie de certitudes mais le cœur plein de « pourquoi ? », j’ai tenté de reconstruire mon rêve. Mon onde paresseuse quelque part au détour d’un bosquet s’enflait et grossissait d’une contrainte caillouteuse pour se déverser en cascade d’écume dans une effervescence florale, avant de retomber dans sa léthargie bienheureuse aux pieds d’une statue.
Je voulais cela. J’ai couru les forêts, j’ai traversé les bois, arpenté les futaies pour capturer un souvenir aux ailes de papillon, léger, fragile et pourtant si fort. Je voyais dans mes songes une trouée d’eau claire, je ne parvenais jamais à l’atteindre. Il me manquait un signe…
Jusqu’à ce jour où j’ai cru voir luire une lampe, accrochée à une branche entre deux arbres, qui m’aurait dit « Viens, c’est ici, mais n’approche pas trop, apprivoise l’eau ». J’ai couru vers elle, et j’ai su que j’étais arrivée.